Elle fut... Rue Nationale...Puis, Rue Georges Clémenceau..
Pour nous, les petits qui courrions ivres de liberté on était.. sous les arcades..Quant à Claude.. il se souvient :

Ma maison, 68, Rue Clémenceau


NOS RUES     La Lessive     Mouvements de la rue     

Nous habitions la maison Matalloni, 68 rue, Clémenceau en allant vers la place des chameaux.

   Matalloni, le propriétaire, était marbrier. Il était aussi entrepreneur de Pompes funèbres. Son bureau était au pied de la maison. Avec son associé Guarino, Ils y recevaient les commandes de cercueils, funérailles, tombes et tombeaux.

L’entrée de la maison s’ouvrait par un large portail de bois sur la fraîcheur d’une courette.
   Ce lieu était entouré de réserves. L’une servait d’entrepôt, de logement à une petite famille d’ouvriers musulmans et aussi d’abri à la misère de ‘ Glou-glou ‘. Ce malheureux avait reçu en cadeau de son patron, un costume en toile de jute ! Mais pour un ivrogne invétéré, c’était bien assez bon !

   Il y avait aussi l’atelier de Monsieur Jean. C’était lui qui fabriquait les cercueils. Certains soirs, on l’entendait travailler tard. Quand il en avait en avance, il les entreposait à côté. Quelquefois, en attendant de les ranger, il les disposait hors de l’atelier appuyés contre le mur. C’est bien ce qui me valut, un jour, une belle tannée pour en avoir trouvé un, juste à ma taille. Il faut dire que l’endroit m’était familier. A chaque lessive, ma mère m’envoyait chercher un panier de copeaux pour allumer le feu à la buanderie de la terrasse. . Monsieur Jean m’encourageait à ramasser les jolis copeaux de bois enroulés comme des escargots parfumés à la résine de pin. Tandis que j’étais à quatre pattes sous son poste de travail, c’est à dire sous le cercueil, il me disait « N’a pas peur, tu vois, c’est comme un sous-marin mais pour aller sous la terre ! »
   Dans le coin à côté de l’escalier qui menait au premier étage, se trouvait l’entrée de l’arrière boutique du Mozabite, commerçant en bonneterie. Là, vivait toute une petite communauté exclusivement composée d’hommes de tous âges venus de leur M’Zab natal pour étudier et commercer. Parmi eux, il y avait Slimane, un élève de l’école Jules Ferry que fréquentait également Christian, mon frère. Je revois encore sa silhouette fragile et son air gêné quand il passait devant notre porte tenant serré contre sa poitrine le pot de basilic qu’il montait à la terrasse pour profiter du soleil.



    C’était un grand jour que celui de la lessive ! Les locataires avaient la clé de la terrasse à tour de rôle.

   Pour y monter ,c’était une entreprise plutôt à risque que de gravir l’escalier de fer en colimaçon branlant lorsqu’on avait une grosse corbeille de linge sale sur le ventre ou sur la tête ou qu’Abdallah nous apportait sur son épaule une caisse de bois envoyée par notre oncle Julien.
   Là-haut, c’était si grand – toute la longueur de la maison-qu’on pouvait en faire des tours à bicyclette ! Les fils de fer à étendre étaient si longs qu’ils étaient soutenus par des perches en leur milieu.
   Le plein soleil nous aveuglait à la montée face au ciel. La vue embrassait la partie sud de la ville. En face, au premier plan, le balcon de la maison Galéa ; puis le haut des façades des maisons de derrière , les toits et les terrasses étagés selon la gravité de la colline jusqu’à la mosquée d’où le mufti du haut de son minaret, lançait ses prières aux quatre vents.
    Vers la droite les maisons s’amenuisaient au fur et à mesure de leur éloignement en s’abaissant sur la rue qui montait doucement. Une aura de lumière blanchissait l’horizon tandis que la partie nord de la ville s’inclinait vers la mer. En tournant à peine le regard, le clocher de l’église surgissant au-dessus des maisons voisines.
   A l’Est, une colline boisée de pins où les Sénégalais du 15ème R.T.S. s’entraînaient à leur fanfare: clairons et tambours à gogo du matin au soir. En contrebas, la caserne Mangin et ses soldats à la corvée ou à l’exercice.
    Au sud, derrière soi, c’était la Place des Chameaux avec sa statue du 3ème Zouave. Les allées Barrot, magnifiques avec leur double rangée de palmiers phénix s’enfuyaient vers le stade, le Zeramna et les jardins des Maltais.
   Le grand air, le soleil, la luminosité faisaient de la lessive un jour de fête, d’espace de liberté.
    La buanderie avec ses bassins, ses robinets était un havre de fraîcheur jusqu’au moment où il fallait allumer le feu . Après avoir mis son linge en savon sur la planche à laver, ma mère disposait ses pièces à blanchir dans la cuve de la chaudière. Elle les couvrait ensuite avec de vieux sacs de jute. Elle disposait dessus une couche de cendre recouverte également d’un sac puis elle versait quelques casseroles d’eau. Le moment était venu de jeter l’allumette dans le foyer garni d’une page de la dépêche de Constantine et de quelques morceaux de bois de casiers à bouteilles détruits. Quand l’eau bouillait trop fort, ma mère versait à nouveau une ou deux casseroles d’eau d’un geste lent. Je revois le mouvement circulaire de son bras généreux. Elle portait une robe à manches courtes, légère, bleu sombre à petites fleurs claires. Son travail lui donnait des couleurs et encore plus d’énergie. Le grand air la saoulait et le soir, elle était morte de fatigue. Mais quelle fierté quand les grands draps blancs, les bleus de travail et quelques maillots de couleur claquaient au vent avec un air de fête marine ! Le pliage des draps, le rangement du linge répandaient dans la maison une bonne odeur chaude de confort domestique.

Place des Chameaux et du Monument aux Zouaves -
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    J’ai passé de longues heures de mon enfance, à observer la ville défiler sous mon balcon.

   Janvier, c’était déjà les belles journées quasi printanières. Le dimanche après-midi quand les calèches et les taxis emmenaient dans une course folle tout un peuple vers le stade, une fine poussière criblée de mille étoiles de soleil, déchirée par le claquement des fouets et le klaxon des voitures, enveloppait toute chose de son halo de fête. Les chants et les cris ajoutés aux vibrations de la rue donnaient plus de consistance à l’air tandis qu’une frénésie poussait les moins fortunés à hâter le pas.
   La rue n’était pas très en pente mais lorsqu’un orage éclatait l’eau ruisselait le long des trottoirs et s’engouffrait dans les regards en une élégante courbe de plus en plus large en même temps qu’elle devenait plus terreuse. Elle finissait par s’élever en un éventail rageur qui projetait son eau sur les trottoirs et les passants.
    Le dimanche matin, la fanfare des tirailleurs sénégalais sortait donner son aubade sur la Place de la Marine. Elle avait passé la semaine à ajuster l’éclat de ses clairons aux ras de ses tambours. Le bâton du Chef s’envolait au rythme cadencé de la marche faisant l’admiration étonnée de toute une escorte de badauds qui s’en allaient pieds nus.
   Le menton appuyé à la rampe, je regardais sous les arcades les dessins que faisaient les lézardes sur le sol. Je calculais comment les parcourir ou les sauter sans marcher sur leurs limites. Un jour, ma mère m’envoya chez Antoine, l’épicier, acheter des sardines salées. « Des sardines ou des anchois ? C’est pas pareil. Va lui demander » J’étais heureux de ce double parcours que j’avais entrepris pieds nus comme les petits cireurs. Je sautais en veillant bien à ne pas poser mon pied n’importe où. Le gros cheval empaillé du bourrelier me regardait de son gros œil fixe. Dolt travaillait dans sa vitrine d’horloger. Portelli, le libraire nous accueillait dans sa petite boutique. Emery, le charcutier, ne nous voyait que pour acheter des saucisses.
   Les petits cireurs tambourinaient sur leur boîte avec leur brosse : « ta ratata ta.ta » sur un rythme redoublé à donner envie d’en faire autant. C’est ainsi que je tentais de me fabriquer une boîte à cirer pour taper dessus. Un autre qui en faisait du bruit, c’était Ritou, le pneumatiste. Les gros camions déversaient leurs roues crevées qui rebondissaient en une plainte flasque pour finir en toupie autour de leur jante chantant un air aigu ponctué d’appels, de cris en crescendo, d’injures en point d’orgue.
    « Mohamet a tsou lala ! » Parfois, le chant mortuaire d’un enterrement musulman calmait l’agitation de la rue d’un silence balancé. Les enterrements chrétiens, précédés d’un curé, d’enfants de cœur aux encensoirs fumants, d’un corbillard aux chevaux encapuchonnés de noir, suivis d’un long cortège en costumé, embaumaient de leurs senteurs d’église.
    Un jour, ce fut une bagarre à mort entre Sénégalais et Arabes du quartier derrière, du côté des maisons closes. L’abbé Bouzenane ramena les hommes un à un à la caserne.
   De petites filles arabes récoltaient les noyaux de datte entre les interstices des pavés pour les torréfier avec le café vert. Chez nous, c’était plutôt des pois chiches que l’on y mêlait Les cantonniers restauraient le pavage jusqu’au jour où la rue fut goudronnée.
    En traversant la rue, on allait chez Lazare, le boulanger, son pain était le meilleur bien sûr, doré et croustillant à souhait. Le vrai régal, c’était quand on portait les pitses à cuire mais n’on était jamais aussi heureux, gonflé de gourmandise qu’en revenant les plaques de casadielles* sous le bras.

   *Un casadielle : sorte de ‘’mouna’’, ferme, dur, parfumé d’un zeste d’orange râpée, décoré de graines d’anis rouges, blancs et de morceaux de sucre concassé, planté d’un œuf à son sommet. On en dégustait des tranches au matin de Pâques, au petit déjeuner ou même nos pères en trempaient un morceau dans leur verre de vin rouge à la fin du repas. Prononcez gazadielle. Chaque famille avait sa recette. Quelle est la vôtre ?.

Claude CACCIUTTOLO pour "ecolerusicade" ce 31-07-2005      Pour lui écrire : Cliquez