Promenade d'un philippevillois
Promenade musicale à travers la ville dans les années 50.
- par Gérard Di Costanzo -

NOS RUES         

Premier pôle d’attraction : le port.

   Ici, ont débarqué nos aïeux : une figure emblématique, celle de Bagur et son orchestre. Point de départ : la « Marinelle » « l’Union Bouliste », face aux « Ponts et Chaussées ».La gagavelle (ou cacavelle) ¹ et la gestuelle encore timides laissent augurer un périple plus « hot ». Le chef carbure à l’anisette, quand il arrive au Café Lyonnais c’est l’apothéose. Il a entraîné dans son sillage tous les consommateurs de kémias et d’apéritifs anisés. « C’est pour ça que mon Kœur y remue… » est le thème sublime où les joues gonflées démesurément font vibrer les lèvres en produisant des sons grossiers qui déclenchent le rire des adeptes inconditionnels de ce foklore plus que populaire.

Deuxième pôle : l’Hôtel de Ville.

   Inclinons-nous devant la belle réalisation architecturale du sénateur maire Paul Cuttoli et pénétrons dans cette superbe salle des mariages. Ici, l’acoustique est stupéfiante. Pour un concert intimiste c’est le nirvâna. « Les Mandolines Renaissance » ont distillé des sons sublimes toujours agrémentés de commentaires entre les pièces puisées dans le répertoire italo-lyrique. La chanterelle de la mandoline dans le trémolo d’une sérénade résonnait dans l’immense couloir en produisant des sons cristallins si subtils qu’on ne pouvait rester insensibles aux délicieuses vibrations.
   Dans cette même salle, en entrant, à droite, un magnifique piano à queue offert à la ville par une comtesse attend son heure pour offrir les plus belles sonorités. Les élèves de piano de Madame Péthyx, ceux de Madame Brincourt, ceux de Madame Braka… ou ceux de Madame Hubiche pour le violon, ou bien ceux de l’institut musical ont offert des auditions aux parents pour illustrer le travail de leurs enfants au cours de l’année scolaire. Ils étaient tous fiers. La ville ne manquait pas d’émules ni d’émulation. Posséder un piano dans la famille était, je pense, plus courant qu’en Métropole.

Troisième pôle : le kiosque à musique de la Place Marqué.

    Tour à tour, la Société Philharmonique sous la baguette de Monsieur Lauro et l’Harmonie Philippevilloise dirigée par Monsieur Grosso nous ont offert leur concert les dimanches ensoleillés. Les va-et-vient de la population surprenaient le visiteur, cette coutume d’arpenter d’une façon interminable le même espace ne devait exister nulle part ailleurs. Pourtant, c’est en ce lieu que la jeunesse se croisait. Seul point noir, le répertoire immuable paraissait quelque peu désuet au goût des adolescents déjà attirés par le balancement du rock. Même si cette musique était obsolète pour une partie des jeunes promeneurs pris dans l’ambiance malgré eux, il restait toujours quelques mordus pour savourer les fantaisies, les polkas, les mazurkas, les marches et autres pièces inscrites au répertoire du kiosque à musique. N’oublions pas que l’apprentissage des instruments à anches, à embouchures et à percussion passait essentiellement par le canal de ces deux associations.
    En 1961, un podium est installé sur cette place pour un radio crochet animé par Monsieur Barrière ; Enrico Macias, encore inconnu et nouvellement sélectionné à Constantine, nous fait entendre pour la première fois, sa voix chaude influencée par les mélodies Andalouses.

Quatrième pôle : la Rue Clémenceau.

   Arrêtons-nous au Théâtre municipal, son architecture, un bijou de plus, nous prévient qu’à l’intérieur c’est le carrefour des cultures. Sa vocation étant les pièces de théâtre mais vue sa polyvalence, on nous offrait aussi de nombreux récitals. Du Bel Canto à l’opérette, ces magnifiques tapisseries murales de couleur pourpre ont vibré aux plus belles voix de l’après-guerre. C’était notre Opéra de Paris en miniature. Gilbert Bécaud a enflammé la salle. Les Jeunesses Musicales Françaises (J.M.F) que présidait la libraire Madame Guiscafré, nous ont offert de délicieuses soirées où nous avons pu goûter à tous les genres musicaux, des Macho Cambos à Sammy Price sans oublier tous les grands concertistes classiques en herbe, les danseuses étoiles….

   Poursuivons notre promenade sur la rue principale appelée aussi Rue Nationale, en plus des associations, on y a vu défiler la musique militaire. Les clairons dans les marches entraînantes accéléraient instinctivement l’allure des promeneurs sous les arcades. Pour préparer leur prestation, l’ensemble de tambours travaillait à longueur de journée dans les bois du Djebel Skikda. Ils répétaient sans interruption les roulements basés sur les syllabes de pa-pa, ma-man. Il devait vraiment suer pour se déraidir. De mon côté, en face, rue des Aurès, il fallait m’en accommoder.

Cinquième pôle : l’église.

   Entrons dans ce lieu sacré. Les grandes orgues, dans le jeu fortissimo, vous transportaient au paradis. Autour de cet instrument, se sont succédées deux chorales la « Ceacilia » que dirigeait le dévoué Monsieur Falzon puis la « Grégorienne » sous la baguette de l’abbé Brandt. La première a conservé un répertoire empreint des airs lyriques de 1900. C’est le fameux « Minuit Chrétien » qui à Noël était très attendu. Il fallait surtout trouver le soliste qui ne soit pas ridicule dans l’aigu. La ville ne manquait pas de ténors du Bel Canto ou de baryton basse comme Pinello.
    La « Grégorienne » a assuré l’inauguration des orgues restaurées. L’organiste Maître Martin, titulaire des orgues d’Albi et de Notre-Dame de Paris, ce jour-là nous a fait découvrir les limites de cet instrument dans le fameux poème symphonique de F.Liszt « Saint-Paul marchant sur les flots ».
Sortie de la chorale « La Grégorienne au Guerbès » 1953-54 — Une autre photo du groupe


A g:Césarini:fils du pharmacien-Au milieu devant : fils du chauffeur -
Melle Fush avec des lunettes devant Formosa-
parmi les enfants, à droite Francis Monti debout, un peu coupée, Denise Monti.

Rétrospectivement, je doute sur le nom exact de l’organiste titulaire de l’église : il semble être Madame Martin, si ma mémoire est fidèle. Sinon que quelqu’un veuille bien porter un correctif. Si oui, elle serait un homonyme de Maître Martin, l’illustre organiste

Sixième pôle : la maison du colon, aux portes de Constantine.

   Dans ce gigantesque bâtiment qui a vu un obus allemand traverser plusieurs étages sans exploser, on découvre un professeur de piano discret mais efficace. Il s’agit de Madame Becque, inconditionnelle de J.S.Bach. Elle a formé l’organiste titulaire de la paroisse. Les notes martelées en longueur de journée par les élèves traversent le couloir en se confondant avec le bruit des Remingtons du secrétariat agricole.

Septième pôle : Rue des Aurès, les mariages arabes.

   Pour participer de près aux réjouissances, rendons-nous sous une bâche qui envahit la rue. Sur le trottoir, deux musiciens jouent de la raïta et du t’boul. L’instrument à anche produit un phrasé très court et répétitif. Vers minuit, c’est l’apogée, c’est la tension en « stretto » qui perturbe mon sommeil. On est subjugué par la technique du souffle continu. On verra le jazzman Dizzy Gillespie, l’homme à la trompette coudée, utiliser ce procédé qui consiste à fournir sans cesse de l’air par la bouche tout en inspirant par le nez. Essayez donc… La percussion ou t’boul est une onomatopée qui s’est inspirée des deux accessoires que tient le musicien. Té correspond au bruit sec de la fine baguette, boul tout simplement à la boule qui dialogue dans des syncopes enchaînées. Cette musique répétitive et obsessionnelle a un objectif : faire sortir une danseuse surchargée de dentelles et d’ors qui dissimule son visage, mais qui dans un déhanchement lascif attire les convoitises des hommes bizarrement généreux. Ils étalent ostensiblement leurs richesses en glissant un billet de banque plus qu’honorable dans la poitrine opulente. Autour d’elle, une pépinière de gamines déguisées commence à esquisser les premiers pas pour prendre le relais.
   Plus rares furent les mariages animés par des orchestres à cordes intimes appelés aussi « orchestres tunisiens », comprenant un piano, la derbouka, le violon ou rebab, une mandoline et une cithare. Je n’en ai vus qu’une seule fois, lors d’un mariage Rue des Aurès, à deux pas de l’Ecole Cianfarani (Aatole France). Les musiciens ne sont pas en gandourah blanche, mais en costume et cravate, la tête couverte de la chéchia. Nous retrouvons aujourd’hui cette structure mais avec un effectif plus élargi sur les chaînes de télévision satellite.

Huitième pôle : le Théâtre Romain.

   L’été, le lycée de jeunes filles Maupas déserté permettait d’utiliser plus à l’aise les gradins du théâtre Romain. On y a vu se produire les orchestres d’ Aimé Barelli, d’ Eddy Warner…Les trompettes, comme à l’antique dans les cirques, maintenaient la population éveillée, tard dans la nuit. C’était un véritable auditorium lors des concerts de plein air, sur les hauteurs de la cité tout le monde en profitait. A l’époque on dansait le cha cha cha, le mambo. Les adeptes de ces danses modernes, se sont sentis frustrés, du fait de ne pouvoir s’exprimer sur ces rythmes effrénés : ils étaient condamnés à rester assis.

Neuvième pôle : Rue d’ Austerlitz (ou rue des Arbres).

   Un autre personnage discret mais artiste à l’oreille fine, Mademoiselle Villequez à la tête de sa chorale profane. Son groupe important est venu enrichir les activités artistiques de la ville qui regorgeait de mélomanes et de musiciens.

Multipolaires : les bals

   Le tango argentin lancé par le Toulousain Gardel a connu de beaux jours sur les pistes de danses. Le bandonéon et le violon ont résonné au Casino, cette bâtisse sur pilotis s’avançait sur la mer, la musique était ainsi ponctuée par le ressac. Les orchestres de bals populaires de Cortez ou de Billardello avec l’inévitable accordéon musette rivalisaient pour offrir à la population des soirées dansantes les dimanches et jours de fêtes. Souvenez-vous des noms comme Lo Monaco, Bourge, Yacono, Di Costanzo Jean…..

 


   Il reste à m’excuser auprès de ceux que je n’ai pas cités comme Monsieur Pisani ² et autres…qui ont œuvré dans l’ombre pour l’épanouissement culturel de ma ville. Nous avons emporté avec nous ce goût exquis de la culture musicale méditerranéenne. Dans mes oreilles j’entends encore chanter avec nostalgie « A cœur vaillant rien d’impossible… » ou bien « C’est le chant d’un gardian qui s’attarde… ».


   Dans notre éducation sensorielle, le plaisir gustatif, d’inspiration polyethnique n’a laissé personne indifférent, de la brochette merguez au plat de spaghettis. Il ne faut pas oublier que le plaisir auditif a fait partie lui aussi de notre patrimoine. Il arrive un moment où la mémoire sensorielle domine parfois l’évènement quotidien, c’est mon cas ; il faut savoir la savourer. Aujourd’hui, nos deux sens, l’ouïe et le palais, sollicités en même temps ont l’air d’être très appréciés. Ils continuent à eux deux d’influencer inévitablement la culture sur les deux bords de la Méditerranée.     Gérard Di Costanzo. (mis en ligne ce 05-10-2005)


Merci à Gérard qui nous confie ce très beau texte qui fera partie de son livre autobiographique, et qui est pour nous un morceau d'histoire de notre enfance.
¹ "gagavelle", "cacavelle",cliquez
² Vincent Pisani
³ Autres chorales



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